« Votre peau est précieuse, ne la détruisez pas ». C’est ce slogan que l’association Esprit d’Ebene a brandi dans le métro parisien en 2017 afin d’agir contre la dépigmentation cutanée volontaire. Trois ans plus tard, nombre d’individus continuent pourtant de blanchir leur teint au moyen de produits cosmétiques très agressifs pour la peau. Retour sur cette pratique dangereuse pour la santé assimilée à un rituel de beauté contre laquelle des initiatives inspirantes telles que celles d’Esprit d’Ebène et l’émergence d’une industrie cosmétique plus éthique et respectueuse de toutes les peaux permettrait de lutter.
Une pratique extrêmement répandue dans le monde
La dépigmentation cutanée volontaire, obtenue le plus souvent par l’application quotidienne de produits cosmétiques capables d’éclaircir le teint, est une pratique répandue : des femmes et des hommes de tous les âges dépigmenteraient leur peau de l’Afrique à l’Asie en passant par l’Europe, le Moyen-Orient et l’Amérique latine. Ainsi, selon plusieurs études, 25 à 85% de la population de certains pays aurait recours régulièrement à des produits visant à blanchir le teint. Par exemple, en 2016, au Rwanda, 23% des hommes et 38% des femmes se dépigmentaient la peau.
Cependant, les femmes âgées de 15 à 50 ans vivant en Afrique ou dans certaines régions d’Asie (Inde, Philippines, Indonésie, Hong Kong, etc.) et en particulier dans des villes semblent particulièrement concernées par la dépigmentation volontaire de la peau. « Le profil-type des [adeptes] de la dépigmentation volontaire est [bien] celui d’une femme en couple âgée de 30 ans, d’un niveau scolaire bas et qui travaille au contact d’une clientèle féminine », explique la pharmacienne Sabrina Meniaoui Kerrache dans sa thèse d’exercice consacrée à la dépigmentation volontaire. D’après elle, cette pratique pourrait souvent débuter dès les prémices de la puberté par une initiation des mères à leurs filles. « Le fondateur de l’association Esprit d’Ebène a [d’ailleurs] senti le besoin de lancer la campagne Stop Dépigmentation après qu’il a compris qu’une amie de sa fille, alors âgée de 11 ans, dépigmentait déjà sa peau », raconte Maïmouna, membre de l’association Esprit d’Ebene qui participe à la campagne Stop Dépigmentation interrogée par Mabi : les individus dont les proches se blanchissent le teint sont plus à risque de dépigmenter également leur peau artificiellement, par mimétisme. Les produits dépigmentants seraient en outre utilisés particulièrement intensément à l’approche d’événements sociaux, culturels ou religieux marquants comme les mariages ou les baptêmes : aux yeux des personnes qui cherchent à blanchir leur teint, une peau claire constitue un critère de beauté à remplir au prix d’efforts quotidiens, à afficher aux yeux des autres.
D’après plusieurs chercheurs partis à la rencontre de pratiquants de la dépigmentation volontaire, ces derniers chercheraient à blanchir leur peau avant tout pour des raisons esthétiques. Par exemple, en 2006, à Dakar, de nombreux participantes à une étude auraient indiqué se dépigmenter la peau afin de se rendre plus belles, plus séduisantes : pour elles, la peau idéale apparaît claire, homogène (unifiée) et immaculée. Par ailleurs, l’application quotidienne de produits dépigmentants parfois coûteux constitue un long rituel qui nécessite du temps, et de l’attention. « Ces personnes passent des heures à appliquer des cosmétiques sur tout leur corps : pas un cm2 de peau ne doit être oublié », décrit Maïmouna. Ainsi, de nombreuses femmes affirment se dépigmenter afin d’afficher une identité de personne soignée, disposant de moyens matériels suffisants pour prendre soin d’elles- mêmes : montrer une peau dépigmentée, c’est entrer dans le groupe social des femmes dépigmentées, souvent considérées comme séduisantes, aisées, etc.
Des produits dépigmentants dangereux pour la santé
Le problème, c’est que de nombreux produits cosmétiques utilisés pour dépigmenter artificiellement la peau contiennent des principes actifs dangereux pour la santé capables de blanchir le teint en favorisant la desquamation de l’épiderme ou en inhibant la synthèse de mélanine (molécule responsable du brunissement de la peau) par les cellules du derme. Parmi ces substances délétères figurent en particulier l’hydroquinone (susceptible, d’après l’Institut national de sécurité au travail (INRS) de provoquer des allergies, de graves lésions des yeux et surtout des cancers), des dermocorticoïdes tels que du clobétasol ou de la béthaméthasone (qui risquent, à terme, de favoriser les infections bactériennes, fongiques ou parasitaires par exemple par l’agent de la gale), du phénol, voire des dérivés du mercure. « Certains jeunes se font même des injections de glutathion », indique Maïmouna. Outre les irritations, les tumeurs cutanées et les infections de la peau, ces composés provoquent d’autres effets indésirables. Certains, locaux, sont considérés comme inesthétiques et poussent à consommer plus de cosmétiques encore : acné, vergetures, cicatrisation difficile, apparition de taches brunes, hyperpigmentation à l’arrêt de l’utilisation des produits dépigmentants, etc. Et d’autres, liés au passage de ces composés utilisés quotidiennement et en grande quantité à travers la peau, sont généraux : hypertension artérielle, diabète, troubles neurologiques ou rénaux, etc. « Des études sont menées en partenariat avec Loréal afin d’évaluer le potentiel addictogène des cosmétiques dépigmentants », révèle Maïmouna.
D’après l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), des savons, gels ou crèmes contenant de telles substances seraient disponibles même sur le marché français en particulier dans des boutiques spécialisées les ayant importées, et ce malgré des interdictions ou des restrictions de vente. Dans la plupart des cas, l’étiquetage des produits s’avèrerait erroné. Des recettes maison réalisées par des adeptes de la dépigmentation ou des préparations officinales délivrées par des pharmaciens et détournées de la prescription seraient également disponibles sur internet ou vendues à la sauvette : il est particulièrement difficile de retirer de la vente et de détruire l’intégralité des produits de dépigmentation dangereux commercialisés en France.
Sensibiliser… et changer le monde
Au regard des risques sanitaires liés à la dépigmentation volontaire de la peau par des cosmétiques et médicaments dangereux, il semble important de lutter contre cette pratique. Mais s’il est impossible de retirer de la vente l’intégralité des produits dépigmentants, comment faire en sorte que la dépigmentation volontaire de la peau soit abandonnée ?
« La lutte contre la dépigmentation volontaire de la peau passe par l’information et l’éducation de la population », insiste Maïmouna : informer les personnes qui se dépigmentent ou celles susceptibles de se dépigmenter sur les risques qu’elles encourent constitue un premier pas vers l’arrêt de la dépigmentation. Cependant, informer n’est pas suffisant : il faut aussi accompagner les personnes qui souhaitent – ou non – arrêter de se dépigmenter, et ce sans les juger, sans les faire culpabiliser, car elles sont bien victimes d’une pratique dangereuse, explique Maïmouna. « Dans cet objectif, l’association Esprit d’Ebene propose par exemple des ateliers ou des séances avec des coach beauté qui ont identifié des alternatives aux cosmétiques dépigmentants », indique-t-elle.
Et finalement, la sensibilisation au problème de la dépigmentation volontaire de la peau concerne sans doute chaque membre d’une société au sein de laquelle les peaux claires restent valorisées au détriment des peaux les plus foncées. Ainsi, afin d’informer un public plus vaste et de faire changer les mentalités, l’association Esprit d’Ebène, après avoir tapissé le métro parisien d’images choc en 2017 et réalisé un plaidoyer à l’Assemblée nationale en 2019, compte aller à la rencontre des collégiens, indique Maïmouna. Des initiatives inspirantes qui poussent à œuvrer à l’émergence d’une industrie cosmétique plus éthique, plus respectueuse de toutes les peaux, capable de révéler la beauté de tous les teints, et ce sans risque pour la santé des consommateurs.